Te souviens-tu du moment où je voulais enlever une phrase et où
tu mas craché dessus ? DE PAUL SZTULMAN, 1998
Nous
avons eu de nombreuses discussions, souvent désordonnées,
dont certaines bribes se sont échouées régulièrement
sur le papier. Mais chaque fois qu'il a été question
de mettre un peu d'ordre dans tout ça, les problèmes
ont proliféré comme des herbes folles. On avait beau
s'escrimer, notre numéro de duellistes ne parvenait jamais
à se mettre au point. L'art et le sport sont des termes qui
résonnent bruyamment. Chacun charrie avec lui une nuée
de discours mais la relation que ces deux mots peuvent établir
dans le langage est bien ce avec quoi chaque pièce tente de
ruser. Selon un tour similaire, elles se sont soustraites à
notre exercice de question-réponse. Ni roublards, ni capitulards,
nous avons opté pour cette adresse directe et insouciante.
Tous nos espoirs d'éclairer le travail reposent à présent
sur le bref récit décousu de nos tentatives infructueuses
que voici.
On s'était dit à un moment (parce que répondre
dans les normes à une commande donne assurance et stabilité)
que l'on pourrait expliquer le travail avec justesse et précision
et dissiper les deux ou trois malentendus qu'il occasionne. Nous voulions
particulièrement jouer un tour aux lectures thématiques
qui ont la désagréable habitude de s'emparer de la persistance
systématique du modèle du terrain de sport pour lire
le travail comme une métaphore de la société,
de l'homme ou de quoi que ce soit de plus général encore.
Cette inclination fâcheuse cherche en permanence à décrypter
les oeuvres comme autant de messages subversifs ou autres énoncés
critiques. Pourtant, un malheureux panier de basket auquel est accrochée
une chaîne d'anneaux de même circonférence qui
tombent en tas sur le sol ne dit pas franchement grand-chose sur les
nuisances du monde contemporain. Mais au fur et à mesure que
l'on tâchait de bien argumenter, le sérieux de nos démonstrations
s'empêtrait dans la forme courtoise de la causerie et rendait
le travail d'autant plus arrogant
Ça n'allait pas.
L'art et le sport sont des réservoirs sans fond de commentaires.
Avec des propos bien ajustés, il serait possible de faire de
ces deux continents un monde compact comme un livre de sociologie.
Mais nous ne voulions pas faire des voyages trop grands, juste parcourir
des aires circonscrites comme des terrains de sport. Les aires de
jeu sont de bons modèles, car elles allient la règle
et le territoire, la beauté des signes de délimitation
et la pluralité des conduites, la dépense et la précision.
Peut-être fallait-il donc reprendre les choses du côté
de l'art pour l'art...
Ainsi, à d'autres reprises on se lançait dans des exercices
radicaux d'historicisation du travail. Comme deux petits caporaux,
on passait tous les problèmes de la pratique contemporaine
en revue. Terminologie formaliste et démonstration théorique
allaient bon train
En vain. C'était bien pour se sortir
d'une conception purifiée de l'art que s'opéraient ces
fiançailles apparemment contre-nature avec le sport
Impossible
d'imaginer pareille lune de miel dans la chambre à coucher
d'une tour d'ivoire !
Il y a eu aussi des tentatives plus abstraites. Par exemple, on a
parlé d'hybridation, de distance, d'accessoires de sport aux
allures d'herbivore, de biche au bois rôdant dans un cimetière
d'éléphants, de l'idiotie d'une tête mal coiffée,
de fantômes et de tourbillons, de la sombre demeure des choses
ridicules, de la beauté hors d'atteinte des chansons de Daniel
Johnston
Il y a eu aussi l'époque du handicap. L'anthropomorphie
nous a occupé un bon moment. Il fut même question d'exaptation.
Un bon mot, ça. On le tenait d'un ami de Jacques, Pierre, qui
a écrit : "je vais m'exapter : faire ce que je suis fait
pour ne pas faire 1 ". Ça nous avait l'air d'être une bonne
manière d'approcher le travail. Ça ressemblait même
à un projet de vie...
Lors d'une de ces après-midi d'agitation fiévreuse à
remuer nos idées dans tous les sens, le désespoir nous
fit faire appel à l'un de nos amis auquel la fortune sourit.
Un bon compagnon saurait sûrement nous tirer de ce mauvais pas
et nous fournir le ressort secret de l'entretien. Hélas ! Cette
nouvelle tentative à trois éleva le tragi-comique de
la situation au cube et nous porta vers des extravagances de moins
en moins excusables...
De fil en aiguille défilèrent d'infinies variations
d'entretiens où la tentation du canular voisinait avec celle
de la profession. À force de se livrer à nos circonvolutions
on a fini par se faire l'effet d'être chacun le Bouvard de son
Pécuchet
Le ton de nos différentes épopées,
dans son inépuisable pluralité, ne convoquait que franche
rigolade, doute prononcé ou autre tristesse commune, bref,
rien qui ne permette l'établissement d'une forme écrite
cohérente que le langage commun puisse nommer un entretien.
Tous ces élans brisés ont fini par nous ravir. Force
fut de reconnaître que c'est dans les apartés de nos
conversations que s'entassait peu à peu la matière même
qui informe le travail, comme dans les recoins d'une maison se déposent
les traces de la vie qui s'y déroule. Les propos qui s'échangaient
alors s'échappaient du discours pour se mêler à
l'atmosphère. Ils se prenaient dans les gestes qui les accompagnaient,
rebondissaient les uns sur les autres avec cette infinie souplesse
que le langage permet quand on lui donne du jeu. Les paroles se déployaient
à partir de chaque pièce, animées par le travail
plutôt que resserrant un étau autour de lui. Nous chérissions
ces moments où l'esprit vagabonde à la recherche de
l'insu et emprunte des chemins que l'explication ne trouve pas. Emportées
par nos digressions, les oeuvres connaissaient d'étranges et
légitimes métamorphoses. Elles dévoilaient leur
nature d'images psychiques. Leur obstination à se tenir résolument
à égale distance des catégories de l'art et des
aires de sport trahissait enfin le réseau de relations à
la vie dont elles étaient issues. Ces figures solitaires oscillaient
en permanence entre assurance et fragilité. Cette indétermination
était tour à tour triste et drôle. Mais la tonalité
ensorcelante de nos apartés nous mettait toujours d'humeur
joyeuse. Et lorsque les pièces s'apparentaient à s'y
méprendre à des représentations d'une conscience
malheureuse, on se disait que c'était justement en cela qu'elles
mimaient une certaine conception de l'existence avec la distance nécessaire
pour la rendre praticable.
Le silence têtu d'une salle omnisports désolée
a les charmes d'un précipité d'imaginaire. Accomplir
cette sensation dans des formes stables est le genre d'activité
dérisoire sur lequel il nous semble parfois bon de passer du
temps. Que dire de plus ?... Aujourd'hui que le vide papier a perdu
la blancheur qui le défend et que le cube blanc n'en mène
pas large non plus, tout court le risque d'être pris de traviole.
Nous en avons un peu marre de tout, et nous concoctons à l'heure
actuelle un bon projet qui va nous sortir de cette misère.
Un tel rêve d'idéal, qui confond la figure du héros
et celle du ridicule, n'a pas encore trouvé sa place mais nous
y travaillons. Une mélodie nouvelle bombe notre torse à
chacun. Nous allons, sifflotant, vers l'inabordable, l'inaccessible,
l'inaccoutumé, l'inadéquat, l'inapprivoisable, l'inattendu,
l'inaudible, l'incalculable, l'incertain, l'incroyable, l'indébrouillable
Bon an mal an, on finira bien par trouver quelque chose. Suffit d'être
tenace.
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